Incendies et libre évolution
Les incendies de l’été 2022 en France ont été d’une violence inouie. Il est donc normal après de tels épisodes de se poser des questions en terme de prévention. L’augmentation de la fréquence et de l’intensité des incendies doit-elle remettre en question notre souhait de développer les espaces en libre évolution ?
Voici quelques éléments de réponse.
Incendies : la monoculture en question
Citons Thomas Brail qui exprime une évidence à garder dans tous les esprits : « Ce qui se passe actuellement est emblématique : le massif landais est essentiellement composé de pins maritimes plantés par les humains, qui sont des arbres résineux extrêmement inflammables. Or, s’ils étaient mêlés à des arbres feuillus de différentes variétés, le feu progresserait moins vite, car ces essences-là sont plus chargées en humidité. Faites le test : arrachez une feuille de feuillu, prenez un briquet et mettez-y le feu, puis faites pareil avec une aiguille de pin ; vous allez très vite voir laquelle s’enflamme le plus vite. La diversification sert de pare-feux. Là, il n’y a pas de diversité au sein de ces champs d’arbres. » Philippe Canal, du collectif SOS Forêt, emploie les mots suivants : « pour avoir des forêts plus résistantes aux incendies, il n’y a pas de secret : il faut créer des forêts plus mélangées, avec notamment des feuillus en accompagnement du pin maritime. Après chaque catastrophe, cette préconisation est revenue… mais elle est toujours restée lettre morte. ». Quant à elle, l’évolution naturelle des forêts anciennes de la Teste de Buch, parties en fumée, a été vivement critiquée*. Pourtant, dans la forêt des Landes, beaucoup de pinèdes parfaitement entretenues ont été totalement détruites, au même titre que celles de la Teste de Buch au sous étage dense, ou que d’autres boisements embroussaillés. Pour certains forestiers et analystes, l’entretien de la forêt semble donc être là un faux débat, le critère majeur étant la puissance de l’incendie, avec des feux capables de tout emporter*. Il semble qu’une réalité s’invite de plus en plus dans ces sujets sensibles : la puissance de tir du discours dominant est rapidement contrebalancée par nombre d’avis éclairés paraissant dans plusieurs médias notamment sur internet, donnant au citoyen curieux des clés pour tirer ses propres conclusions. Autre réalité, autre lieu : les Canaries sont en proie à des sécheresses intenses depuis quelques décennies. L’incendie qui a ravagé 10 % de l’île de la Gomera en 2012 s’est arrêté aux portes de la forêt primaire. La densité du couvert forestier et le très gros bois mort y maintenaient une humidité relative ; la diversité des diamètres d’arbres et des strates de la forêt, cassa la force du vent.
Source : Angel Fernandez Lopez, conservateur du PN Garajonay à la Gomera (source : www.vieillesforets.com)
* selon les pompiers qui sont intervenus sur ce site, ils sont mieux arrivés à fixer le feu quand il y avait des feuillus que lorsque que les résineux dominaient (NDLR).
Bibliographie
Science, septembre 2022 : Monoculture plantations fuel fires amid heat waves by Jennifer Sills
Résistance et résilience :
les atouts de la futaie irrégulière face aux incendies
(…) Un peuplement irrégulier est un peuplement avec des âges différents. Or, pour un arbre comme le pin maritime, plus un arbre est âgé, plus son écorce est épaisse et plus il est résistant aux flammes. Mélanger des arbres d’âge différents, c’est éviter de se retrouver avec des jeunes plantations de pin maritime de 10-20 ans, hyperdenses et qui constituent des poudrières. Pour le propriétaire, c’est réduire le risque de toute perdre.
(…) Un peuplement irrégulier permet d’avoir des arbres semenciers et donc d’avoir des peuplements plus résilients. Si le peuplement brûle, les cônes de pin maritime s’ouvrent et les graines germent. Le peuplement peut se régénérer naturellement. Pour le propriétaire, c’est moins de coûteuses plantations (et pour les coopératives, c’est moins de travaux et de plants à facturer, ce qui constitue le vrai nœud du problème). A Landiras, après la tempête de 2009, tous les semenciers debout ayant survécu ont été coupés, la parcelle « nettoyée » et replantée alors que l’option de régénération naturelle était possible. Une dizaine d’années après, tout a brulé. Sauf que cette fois-ci, les semenciers ayant disparu, l’option régénération naturelle est plus compliquée.
(Source : Sylvain Angerand, 14 septembre 2022)
La question de l’entretien des forêts dans les incendies
Prévenir ces feux passerait donc par une meilleure « gestion » des forêts, l’intervention de l’homme étant avancée comme la solution incontournable, allant ainsi à l’encontre de toute politique de protection stricte de la nature, de toute stratégie d’aires protégées en libre évolution.
À la lecture, ou à l’écoute de ces prises de positions, l’association Francis Hallé pour la forêt primaire a souhaité revenir sur le fond d’un
problème qui ne peut trouver de solution dans des pratiques de gestion qui, pour beaucoup, ont justement montré toutes leurs limites et
sont à l’origine même du délabrement des forêts et de la crise climatique.
Annik Schnitzler, membre de l’association, chercheuse associée au Muséum National d’Histoire Naturelle et spécialiste en écologie
forestière a bien voulu répondre à nos questions.
Redéfinir la place de l’Homme
Compte tenu de la responsabilité de l’homme sur les causes du réchauffement climatique et la survenue des grands feux – dont 90% sont
d’origine humaine – le contexte nous paraît avant tout propice à questionner notre rapport à la nature. Justement en Méditerranée, très
touchée cet été par les grands feux, les forêts bien conservées sont rares. La plupart des forêts sont jeunes et riches en pin d’Alep naturellement inflammable et pyrophile (dont la reproduction est stimulée par le feu). La pénétration humaine y est forte et les comportements irresponsables. Rien d’étonnant à la fréquence de feux dans ces zones. Or une forêt méditerranéenne dense et peu pénétrée ne brûle que très rarement à
l’état naturel. Quant au débroussaillage, il favorise la pénétration humaine et donc les risques de feux*.
Ces publications soulèvent une autre question essentielle : l’homme va-t-il « régler » la question du réchauffement climatique et en particulier la
question des mégafeux en restant dans un réflexe de gestion ? Il est permis pour le moins d’en douter. Surtout quand on sait que la forêt, présente depuis des millions d’années, a, elle, su s’adapter aux bouleversements climatiques tout en créant les conditions de notre vie sur terre.
La société actuelle privilégie l’artificialisation en réponse à l’artificialisation. Geste désespéré qui ne tient pas compte des résiliences
des forêts naturelles, qu’il faut laisser s’étendre au lieu d’intervenir. Les héritages anthropiques sont catastrophiques, notamment dans les zones
méditerranéennes, mais elles le sont aussi dans les régions aux latitudes plus élevées : fragmentation excessive des forêts qui limite les effets
bénéfiques de l’évapotranspiration et des aérosols initiateurs de pluies, perte de sols par érosion, enrésinement massif dans des écosystèmes naturellement feuillus, avec pour conséquence des sols plus inflammables car la litière y est plus hydrophobe.
D’autres facteurs importants des forêts naturelles ont été perdus dans les forêts surexploitées (donc plus jeunes, moins complexes au niveau de
l’architecture et dépourvues de bois morts) : les gros arbres qui agissent en dissipateurs de la chaleur, les sols profonds qui retiennent les eaux de pluie et les pluviolessivats lors des épisodes pluvieux, les sous-bois denses de feuillus qui entretiennent une atmosphère humide dans les sous-étages, l’absence de bois morts qui sont des accumulateurs d’eau…
Forêts en libre évolution : voir au-delà de la seule conservation
Compte tenu de ces multiples bénéfices des forêts en libre évolution – désormais bien documentés – au sein de l’association Francis Hallé pour la Forêt Primaire nous sommes convaincus qu’il est urgent d’adopter une nouvelle approche, résolument moins interventionniste, vis-à-vis de la
nature et de la forêt en particulier.
Il apparaît en effet, comme on vient de le constater, que la fonction de grands espaces forestiers préservés de l’exploitation humaine ne se limite
pas à la seule conservation. Les grands espaces en libre évolution déploient des solutions pour faire face au réchauffement climatique, notamment dans leur capacité à opérer une sélection des espèces les plus aptes à s’y plaire, en captant et en stockant d’immenses
quantités de carbone, en apportant de l’humidité dans l’atmosphère ou encore en stockant et en filtrant les ressources hydriques.
Enfin, concernant plus spécifiquement la question de l’accumulation de biomasse dans les massifs forestiers non exploités – souvent soulignée
comme un facteur de risque – nous avons vu que les bois morts secs sont certes inflammables mais la décomposition du bois génère de
l’humidité, en plus de l’évapotranspiration du feuillage (plus prononcée sous feuillus). Les gros bois morts en particulier sont riches en eau, qu’ils
restituent au sous-bois.
Quoi qu’il en soit, dans un cas dramatique de montée des températures trop brutale (à l’échelle des écosystèmes), aucune forêt actuelle ne pourra résister, qu’elle soit naturelle ou plantée. Il faudra laisser le temps faire son œuvre, sans garantie qu’elle puisse encore revenir. Il faut donc éviter d’en arriver là. Il est encore temps, c’est l’affaire des générations actuelles.
Il faut réensauvager les terres et les mers, en estimant les services de la nature à leur juste valeur. Et l’on pourrait ajouter que les aires protégées ou susceptibles de s’inscrire dans les stratégies nationales ou européennes de protection stricte doivent être d’emblée d’une superficie suffisamment grande pour supporter ce type de stress et éviter ainsi leur totale destruction ; c’est tout le sens de notre proposition de renaissance d’une forêt primaire en Europe de l’ouest.
Calculer la valeur du monde sauvage et les services environnementaux est déjà fait pour les fleuves. La gestion durable des forêts, où les arbres
sélectionnés sont abattus et emportés avec soi, en tenant compte des processus naturels – impliquant le respect des sous-bois et des sols – est
fondamental pour conserver la stabilité du système.
Propos recueillis par Éric Fabre et Ghislain Journé. association Francis Hallé pour la Forêt primaire
* il faut aussi souligner qu’en dehors du pourtour des zones habitées, le débroussaillage des forêts spontanées, des friches et des maquis est totalement irréaliste que ce soit par des moyens mécaniques ou par du pâturage (NDLR).
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