Les forêts en libre évolution
Laisser une forêt en libre évolution, c’est comme délier les jambes à un athlète. Il se met à courir.
Augmenter la richesse spécifique
Une forêt s’enrichit en vieillissant si elle est laissée en libre évolution. Les forêts en libre évolution accueillent à la fois une très grande variété d’espèces, dont certaies sont liées au stade âgé de l’écosystème. Ces forêts permettent aussi la venue ou la réintroduction d’espèces “clefs de voûte” (espèces ayant des influences majeures sur la structure et le fonctionnement de l’écosystème entier, telles que le loup ou le bison). La cascade trophique (voir l’exemple du Yellowstone ci-dessous) découlant de ces espèces clefs de voûte permet une importante diversité d’espèces animales, végétales et fongiques.
Les forêts mélangées en libre évolution possèdent une meilleure résilience que lorsqu’il s’agit de peuplements monospécifiques cultivés.
Contrairement aux forêts exploitées, dont les coupes éliminent de très nombreux vieux arbres, celles en libre évolution conservent intacts les stades âgés et sénescents qui accueillent 25 à 30% de la diversité biologique des forêts.
La forêt de Białowieża,, dernière forêt à haute naturalité d’Europe à cheval entre la Biélorussie et la Pologne, est si précieuse en terme de biodiversité qu’elle a été inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO. On y dénombre par exemple plus de 12 000 espèces dont 7 000 sont liées au bois mort (insectes, mousses, champignons, lichens) (1).
Quant à la forêt de la Massane, dans les Pyrénées-Orientales, elle compte déjà 8 300 espèces sur seulement 336 hectares.
L'apport du loup, espèce clé de voûte dans le parc national de Yellowstone
Des loups gris (Canis lupus) ont été réintroduits en 1995 dans le parc national de Yellowstone, aux Etats-Unis, plus ancien parc national au monde classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. La venue de ce grand prédateur a engendré une modification des chaînes alimentaires et entraîné de multiples effets dans les interactions entre espèces et entre espèces et habitats. Le loup en tant que grand prédateur réduit les effectifs de certains herbivores comme les cerfs mais il permet aussi à plusieurs espèces de petits mammifères et d’oiseaux d’avoir de meilleurs effectifs en diminuant les populations de leurs prédateurs (coyotes). Ces interactions prédateur-proie ont des effets tout au long de la chaîne alimentaire, des herbivores à la végétation : c’est ce qu’on appelle une cascade trophique.
L'enchaînement de la cascade trophique lié à l'arrivée des loups :
- Les loups ont réduit les effectifs de cerfs (wapitis), et ils ont modifié leur comportement en les forçant à être plus mobiles et en rendant l’accès à leur nourriture plus risqué
- Les espaces moins fréquentés par les ongulés, notamment certaines vallées où la végétation des berges des cours d’eau avait quasi disparu, ont commencé à se régénérer (certains arbres ont triplé de hauteur en six ans).
- Le retour des saules le long de certaines cours d’eau a permis le retour des castors.
- Leurs barrages créent des habitats pour différentes espèces (hérons, canards, grenouilles, etc.).
- Le loup élimine aussi des coyotes, permettant ainsi aux proies de ces derniers (oiseaux, petits mammifères) d’augmenter leurs effectifs.
- Cette disponibilité en proies profite également aux rapaces.
- Les carcasses des proies des loups profitent à de nombreuses espèces : rapaces, corvidés, petits prédateurs.
- Le développement de la végétation a freiné l’érosion des berges et le colmatage des frayères de certains poissons dans certaines rivières
La cascade trophique induite par la venue du loup se croise avec d’autres interaction prédateur-proie comme celle concernant les grizzlys et contribue à enrichir l’écosystème de Yellowstone qui évolue librement.
En bref :
La réintroduction des loups dans le Parc national de Yellowstone a eu de multiples conséquences en termes de prédation. Les loups ont eu un impact sur les populations de coyotes car ils éliminent les prédateurs de taille inférieure à la leur pour éviter toute prédation sur leurs jeunes. Cette baisse importante des populations de coyotes a permis à de nombreuses proies de ces derniers de retrouver des effectifs plus viables. Mais c’est l’impact sur les cerfs qui est le plus spectaculaire. En plus d’une réduction des effectifs de cervidés, les loups ont forcé les cerfs à être plus mobiles donc à avoir une pression moins forte sur la végétation feuillue (saule, tremble). Cette vigilance accrue des cervidés liée à la présence des loups est nommée l’écologie de la peur par les scientifiques. Les loups ont permis à la végétation des bords de rivières de se développer et ainsi de faire revenir les castors qui avaient déserté certains cours d’eau sans ripisylve. De même, grâce au retour des arbustes et à la diminution des cervidés, ils ont ainsi « restauré » des frayères pour les poissons, jusqu’alors recouvertes par le piétinement des ongulés et l’écroulement de certaines berges.
Les forêts françaises et européennes sont exploitées depuis si longtemps que nous avons perdu jusqu’au souvenir de ce que peut être une forêt véritablement « vierge ». (…) Nous n’avons plus aucun exemple sous nos yeux. (…). Plus la forêt vieillit, plus elle est encombrée d’arbres morts et de troncs pourrissants et plus elle est riche et accueillante. Car une bonne partie de la biodiversité forestière est plus ou moins directement liée aux mille et une cachettes qu’offrent les vieux arbres. La continuité de l’habitat « bois mort » est indispensable pour permettre aux animaux peu mobiles, comme le coléoptère pique-prune, de perdurer.
L’abondance et la diversité des insectes sont telles que le groupe des oiseaux forestiers est lui aussi exceptionnellement diversifié. Leur avantage est que leurs territoires peuvent se superposer dans les trois dimensions de l’écosystème. On peut trouver à quelques mètres les uns des autres la bécasse, le gobe-mouche, toute la série des pics, le martinet noir et la cigogne noire. On trouvait même le grand tétras dans les forêts de plaines alsaciennes (forêt de Haguenau). La guilde des rapaces forestiers est énorme, beaucoup plus qu’on ne l’imagine. C’est sans doute le groupe qui a le plus perdu en France du fait d’une chasse intensive. Qu’ils soient nocturnes ou diurnes, ils représentaient, de loin, les prédateurs les plus abondants. On y trouvait également les rapaces supposés rupestres, comme le vautour moine, l’aigle royal, le hibou grand duc ou le faucon pélerin. (…) Prédateurs omniprésents, certes, mais bien incapables de chasser un bison. C’est la le travail des loups organisés en meute, souvent guidés par un couple de grands corbeaux. Leurs cris annoncent à tous les charognards de la forêt qu’une carcasse toute fraîche est disponible.(…)
Avec la libre évolution, la forêt retrouve peu à peu des fonctionnalités perdues depuis longtemps comme l’impact des fèces des ongulés sur la dispersion des graines et les populations d’insectes. Il existe des plantes qui s’éteignent uniquement parce qu’elles ne sont plus dispersées par les herbivores.
Fertiliser davantage le sol
La fertilité du sol liée à sa litière et son humus est meilleure dans les forêts n’étant pas exploitées. Ajoutons que les espèces vivant dans les forêts récentes ne sont pas les mêmes que celles vivant dans les forêts âgées. Il faut laisser le temps aux espèces végétales peu compétitives des vieilles forêts de se développer, pour cela, un sol à haute valeur nutritive et donc non exploité, est à privilégier. Les paramètres écologiques tels que le PH et l’abondance en azote (qui augmente avec l’âge de la forêt) facilitent leur colonisation.
Les arbres à canopée dense des vieilles forêts recouvrent parfaitement le sol et maintiennent une ambiance forestière humide, vitale en cas de fortes chaleurs. Ils évitent ainsi une évapotranspiration du sol.
Laisser le cycle de décomposition se poursuivre dans les forêts en libre évolution permet un approvisionnement en nutriments majeurs pour le sol et aussi pour les êtres vivants (faune, flore, fonge).
Soulignons l’importance du rôle de la fonge, principal agent de décomposition. Plus de 90% des plantes doivent former des symbioses avec une ou plusieurs espèces de champignons pour exister.
Une forêt peut repousser, mais si on détruit le sol, il faut plus d’un million d’années pour le reconstituer. (…) On n’est pas assez prudents en Europe avec la santé de nos sols.
Augmenter le volume de bois mort
Le bois mort constitue un précieux indicateur de la naturalité d’une forêt. Le volume et le type de bois mort permettent à de nombreuses espèces (mousses, lichens, champignons, insectes) de s’y développer. Les arbres morts peuvent servir à la fois d’abri et de garde-manger. Au même titre que les feuilles mortes, leur décomposition est également source de nutriments et d’énergie pour le sol. De plus les arbres morts au sol conservent l’eau et contribuent à l’ambiance humide des sous-bois.
Dans les forêts en libre évolution, laisser naturellement des arbres vieillir, mourir et tomber au sol permet au cycle forestier de la sylvigenèse de se dérouler de façon autonome et de laisser s’exprimer toute la diversité génétique des arbres.
Deux forêts limitrophes, une dans le parc national de Bavière et l’autre en République Tchèque, ont subi une invasion de scolytes, ces petits coléoptères xylophages. La forêt tchèque a vu abattre tous ses arbres touchés tandis que les gestionnaires allemands ont pris le parti de ne pas agir et laisser faire la nature. Ces deux gestions différentes ont mis en lumière le succès de la non-intervention. En effet, le bois mort laissé par les scolytes eux-mêmes a engendré la venue de leur prédateur : le cléridé à ventre rouge européen. Ceci a donc naturellement et entièrement mis fin à l’invasion et évité les problèmes suite à la coupe des bois côté tchèque.
Source :
Le bois mort : une véritable source de vie !
Le bois mort est une partie très importante de l’écosystème forestier, car il joue un rôle indispensable dans le cycle de vie de nombreux organismes. Par exemple, les oiseaux nicheurs trouvent des opportunités de nidification dans les cavités des vieux troncs d’arbres. Des larves d’insectes spécialisées peuvent se développer dans le terreau de ces cavités, ce qui signifie à son tour un garde-manger rempli pour les oiseaux et autres insectivores. Les nutriments présents dans le bois sont également une source de nourriture pour les champignons.
Au total, 1/5ème des espèces animales et végétales sont inféodées à la présence de bois mort, ce qui correspond à environ 6000 espèces actuellement connues.
Volume de bois mort
- 75 % des forêts françaises n’ont aucun bois mort
- 23 m3/ha de bois mort dans les forêts françaises (6,8 m3/ha de bois mort sur pied et chablis et 16 m³/ha de bois mort au sol
- Réserve naturelle nationale Massane (Pyrénées-Orientales) : 24,2 m3/ha
- Réserve naturelle nationale Frankenthal-Missheimle (Haut-Rhin : 96 m3/ha)
- Réserve forestière intégrale de la Tillaie à Fontainebleau : 219 m3/ha
Absorber davantage le rayonnement solaire
L’effet des rayons UV sur les organismes vivants peut être dangereux s’ils sont trop exposés. Une couverture végétale fournie au niveau de la canopée augmente le pouvoir réfléchissant du rayonnement solaire ou albédo qui maintient une certaine fraicheur dans le sous-bois.
Une vieille forêt abrite particulièrement ses habitants des rayons UV.
Bibliographie sur la forêt
- Braunisch, V. et al. Structural complexity in managed and strictly protected mountain forests: Effects on the habitat suitability for indicator bird species. Forest Ecology and Management 448, 139–149 (2019).
-
Cochet, G. & Durand, S. Ré-ensauvageons la France, Plaidoyer pour une nature sauvage et libre. (Actes Sud, 2018).
- Rempel, R. S. et al. An indicator system to assess ecological integrity of managed forests. Ecological Indicators 60, 860–869 (2016).
- Ugo, C., Lorenzo, S., Vittorio, G., Mauro, M. & Marco, M. Classification of the oldgrowthness of forest inventory plots with dissimilarity metrics in Italian National Parks. Eur J Forest Res 131, 1473–1483 (2012).
- Larrieu, L. et al. Deadwood and tree microhabitat dynamics in unharvested temperate mountain mixed forests: A life-cycle approach to biodiversity monitoring. Forest Ecology and Management 334, 163–173 (2014).
- Lombardi, F., Lasserre, B., Chirici, G., Tognetti, R. & Marchetti, M. Deadwood occurrence and forest structure as indicators of old-growth forest conditions in Mediterranean mountainous ecosystems. Écoscience 19, 344–355 (2012).
- Environmental sustainability of energy generation from forest biomass | EU Science Hub. https://ec.europa.eu/jrc/en/news/environmental-sustainability-energy-generation-forest-biomass.
- Kuehne, C. et al. Metrics for comparing stand structure and dynamics between Ecological Reserves and managed forest of Maine, USA. Ecology 99, 2876–2876 (2018).
- More Of Everything – A film about Swedish Forestry. More Of Everything – A film about Swedish forestry. (2021).
- Winter, S., Fischer, H. S. & Fischer, A. Relative Quantitative Reference Approach for Naturalness Assessments of forests. Forest Ecology and Management 259, 1624–1632 (2010).
- Carignan, V. & Villard, M.-A. Selecting Indicator Species to Monitor Ecological Integrity: A Review. Environ Monit Assess 78, 45–61 (2002).
- Cécile Barnaud et al. Is Forest Regeneration Good for Biodiversity? Exploring the Social Dimensions of an Apparently Ecological Debate. Environmental Science & Policy, 120 (2021), 63.
- Les vieux arbres sont les gardiens des forêts : https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-billet-sciences-du-week-end/les-vieux-arbres-sont-les-gardiens-des-forets_4962765.html